Les prémices de la mondialisation
Belges, prisonniers de guerre allemands, travailleurs chinois, soldats américains, autant de populations étrangères qui confrontent les civils avec la guerre mondiale qui se joue sur le front.
Les réfugiés belges
Quitter son pays
Le 3 août 1914, l’Allemagne envahit la Belgique et, face aux attaques et aux récits de violences, de pillages et d’incendies perpétrés par l’ennemi à l’encontre de la population wallonne et ardennaise, de nombreux Belges décident de fuir leur foyer. Le même phénomène se produit un peu plus tard pour les populations du nord de la France. L’actuel Poitou-Charentes fait partie des territoires d’accueil de ces réfugiés. Beaucoup arrivent par bateau dans le port de La Pallice, choisi comme port de débarquement par le gouvernement français en raison de sa large capacité d’accueil. En 1915, 115 000 Belges sont réfugiés en France, 25 000 arrivent en Charente-Inférieure en 1916. Tous ceux qui débarquent à la Rochelle se dispersent ensuite vers la Vienne, la Charente et les Deux-Sèvres.
Des réfugiés en Charente
À Cognac, dans la rue du Minage, un immeuble est mis à la disposition des réfugiés, ainsi que l’ancienne prison dans la rue Chalais. À Angoulême, certains sont logés dans des baraquements à la poudrerie, ou dans ceux de la fonderie à Ruelle. Certains particuliers reçoivent les réfugiés chez eux ; c’est une façon pour les civils de s’impliquer dans le conflit. Afin de leur venir en aide, une association, le Trait d’union, est créée. Elle s’occupe de trouver du linge, des vêtements, des logements, des meubles ou des repas à ces nouveaux venus. L’association touche aussi les allocations à donner aux réfugiés : 1,25 F par jour et par adulte, 0,50 F par enfant de moins de seize ans. Cette allocation augmente au cours des années de guerre : elle passe à 1,50 F par jour pour les adultes, et à 1 F pour les moins de seize ans. Cette aide de l’État ne constitue pas le seul revenu des réfugiés : certains travaillent en tant que dockers, pilotes ou mécaniciens pour remplacer la main d’œuvre locale partie au front.
La Charente et la solidarité nationale
Pour venir en aide à la Belgique, un comité central franco-belge se met en place au niveau national. Le 20 décembre 1914, il organise une vente de petits drapeaux belges. Les communes de Charente participent à cet élan de solidarité nationale en achetant des drapeaux afin de les revendre auprès de leurs concitoyens. La recette de cette journée doit permettre d’acheter des vêtements ou d’autres produits pour les Belges. Une partie de la somme revient à des œuvres telles que le comité angoumoisin franco-belge, créé à Angoulême, une autre partie est reversée à des hôpitaux, des asiles ou des orphelinats.
- Port de La Pallice à La Rochelle, arrivée de réfugiés belges, en octobre 1914. (Archives municipales de La Rochelle 5 Fi 3602. )
- Arrivée de réfugiés belges à La Pallice, en octobre 1914. (Archives municipales de La Rochelle 5 Fi 3599.)
- Les réfugiés belges en Charente d’après les carnets d’instituteurs de Charente. (Archives départementales de la Charente 4 Tp 486 – www.archives16.fr)
- Les réfugiés belges en Charente d’après les carnets d’instituteurs de Charente (suite). (Archives départementales de la Charente 4 Tp 486- www.archives16.fr)
- Les réfugiés belges à Brillac en Charente, d’après les carnets d’instituteurs de Charente. (Archives départementales de la Charente 4 Tp 478. – www.archives16.fr)
Faire appel à la main d’œuvre étrangère : prisonniers de guerre et travailleurs chinois
L’emploi des prisonniers de guerre allemands
Les hommes étant partis au front, la main-d’œuvre manque aussi bien dans l’industrie que dans les champs. L’Allemagne, s’affranchissant d’un article de la convention de Genève sur les droits des prisonniers de guerre, fait travailler ses prisonniers de guerre ; la France lui emboîte le pas. Les prisonniers sont considérés, dès 1916, comme une force de travail mobilisable et comme une ressource. La majorité des captifs sont envoyés dans des camps dispersés un peu partout à travers la France, mais à grande distance du front. C’est pourquoi on trouve des Allemands à La Pallice. Ces camps sont composés de baraquements en bois. Les prisonniers y sont coupés de l’extérieur et seul l’appel au travail rompt leur quotidien monotone.
Ce sont surtout pour les travaux agricoles que les prisonniers sont sollicités, comme dans la commune du Château-d’Oléron en Charente-Maritime, pour les travaux d’ensemencement, les cultures de céréales ou de pommes de terre. La distillerie du Magnou à Forges-d’Aunis (Charente-Maritime) réclame aussi à l’autorité militaire l’affectation de prisonniers pour la culture de la betterave. À Villars-en-Pons, les prisonniers procèdent au sulfatage des vignobles. Sur l’île d’Oléron, à Saint-Trojan-Les-Bains, ce sont les exploitations forestières qui réclament des prisonniers. Dans l’industrie agro-alimentaire, aussi, les prisonniers apportent leur concours à la production, comme à la laiterie de Matha. À Marans, des prisonniers allemands sont requis pour creuser un nouveau canal évacuateur des eaux du Marais poitevin. Achevé après-guerre, ce canal sera nommé « canal des Boches ». Cet apport de la main-d’œuvre allemande ne cesse pas à l’Armistice puisque de nombreux prisonniers allemands continuent à travailler en France jusqu’en 1920.
L’emploi de ces prisonniers, regroupés par équipes de 50, obéit à des règles. L’employeur doit établir un contrat le liant à chaque prisonnier, lui fournir le logement, le couchage, le chauffage, l’éclairage et la nourriture. Si l’employeur peut fournir l’ensemble de ces éléments, les prisonniers reçoivent une indemnité journalière de travail de 0,40 F, qui atteint 1,10 F lorsque l’un des avantages fait défaut.
- Embarquement des prisonniers allemands pour travailler dans l’île de Ré, en septembre 1914. (Département de la Charente-Maritime, Direction de la Culture, du Sport et de l’Animation, service des Archives départementales-La Rochelle – 78 Fi.)
- Une scène de vie quotidienne à l’intérieur du camp de prisonniers allemands de La Pallice. (Archives municipales de La Rochelle 5 Fi 3597.)
- Le camps de prisonniers allemands à La Pallice. (Archives municipales de La Rochelle 5 Fi 3595.)
- Les prisonniers de guerre allemands au travail, au Château-d’Oléron. (Département de la Charente-Maritime, Direction de la Culture, du Sport et de l’Animation, service des Archives départementales-La Rochelle – 78 Fi.)
- Surveillance des prisonniers allemands au Château d’Oléron (Département de la Charente-Maritime, Direction de la Culture, du Sport et de l’Animation, service des Archives départementales-La Rochelle – 78 Fi.)
- Corvée de pommes de terre pour les prisonniers allemands, au Château-d’Oléron. (Département de la Charente-Maritime, Direction de la Culture, du Sport et de l’Animation, service des Archives départementales-La Rochelle – 78 Fi.)
- Prisonniers allemands employés dans une exploitation forestière de Saint-Trojan. (Département de la Charente-Maritime, Direction de la Culture, du Sport et de l’Animation, service des Archives départementales-La Rochelle – 78 Fi.)
Les travailleurs chinois
En novembre 1915, la Chine entre en guerre aux côtés des Alliés. Ces derniers y voient un moyen d’utiliser de façon illimitée l’abondante main-d’œuvre chinoise. C’est ainsi qu’en 1916 et 1918, la Chine envoie près de 140 000 travailleurs en France. La majorité d’entre eux est originaire du nord de la Chine, une région où la population est réputée pour son endurance dans l’effort. Les volontaires au départ pour la France (ou le Royaume-Uni) subissent une visite médicale. Il s’agit d’hommes âgés de 20 à 35 ans, recrutés par contrat pour cinq ans, même si le contrat peut être résilié au bout de trois années. Ils sont placés sous l’autorité de l’administration des troupes de Marine, déjà habituée à gérer les travailleurs issus des populations indigènes de l’Empire colonial français.
Ainsi, à La Rochelle, les chantiers de La Pallice, l’usine Bertrand, la compagnie chimique du Sud-Ouest, l’usine Phospho-Guano, l’entreprise Faustin, la Société commerciale de La Pallice emploient des travailleurs chinois. En 1917, 124 travailleurs chinois sont employés par les chantiers Delaunay-Belleville de La Pallice. Les chiffres atteignent 434 travailleurs en mai 1919, car le manque de main-d’œuvre ne cesse pas avec la fin des hostilités ; après l’Armistice, la démobilisation se prolonge en effet sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois.
Le salaire quotidien de ces travailleurs s’élève à 5 F, ou 3 F s’ils sont nourris et logés par l’entreprise. L’employeur retient 25 centimes pour les vêtements et les chaussures et 25 centimes pour les frais de maladie.
Le camp chinois de La Pallice
Afin de loger cette main-d’œuvre, un camp est construit au sud du bassin de La Pallice, dans la rue Champlain. Il se compose d’une cuisine, de douches, d’une infirmerie, d’un réfectoire et d’un dortoir. La gestion du camp est assurée par une dizaine de personnes. Il est administré et commandé par un capitaine assisté d’un comptable. Le camp est fermé et gardé. La police est assurée par un adjudant. Cependant, les Chinois ne sont pas des prisonniers. Certains vont au cinéma et se promènent dans les rues. Les contacts avec la population locale sont donc possibles même si les autorités cherchent à les éviter. Les brimades à l’encontre des ouvriers chinois ne sont pas rares ; la barrière de la langue, la peur de l’autre, les rumeurs et les préjugés les isolent.
Le 4 mars 1921, les 68 derniers travailleurs chinois quittent La Pallice. Très peu choisissent de s’installer en Charente. Ceux qui le font constituent les premiers membres de la communauté chinoise de La Rochelle, dont le dernier témoin demeuré dans la cité maritime est décédé en 2002.
La présence de soldats américains à La Rochelle
L’arrivée dans le port de La Pallice
Restés neutres durant les trois premières années du conflit, les États-Unis entrent en guerre le 6 avril 1917. En octobre, ils débarquent à La Pallice qui devient, jusqu’à sa fermeture officielle le 25 avril 1919, la base d’opération n° 7 de l’American expeditionary corps (AEC) in Europe. En 1918, les effectifs atteignent presque 4 000 hommes, et 6 000 en janvier 1919.
Le port de La Pallice a été choisi par les Américains car il est protégé par les îles de Ré et Oléron, et il est traditionnellement ouvert sur l’Atlantique nord et les Amériques. Ceux que l’on appelle les « Sammies » font venir par voie maritime tout ce qui leur est nécessaire pour vivre en autarcie sur leur base principale et les annexes qu’ils ouvrent bientôt jusqu’au Verdon, par exemple à Talmont-sur-Gironde. Comme préalable à leur installation, les Américains perfectionnent l’équipement du port qu’ils jugent obsolète ou sous-dimensionné. Ils installent des grues automobiles électriques afin de pouvoir travailler de nuit. On retrouve ce goût pour l’efficacité dans toutes les installations utilisées par les Américains, en particulier à Saint-Nazaire où ils n’hésitent pas à revoir intégralement le système de production et de distribution d’eau courante de la ville.
La gare de La Rochelle
Les Sammies installent des ateliers de montage de wagons, de camions et de véhicules dans la future nouvelle gare de La Rochelle, en construction depuis 1912 et inachevée lors de la déclaration de guerre. Tout ce matériel arrive par le port de La Pallice et il est acheminé sur le site de montage par une voie ferrée expressément dédiée. La production concerne en particulier des wagons citernes destinés à acheminer le pétrole indispensable aux camions et aux chars, ainsi que des wagons frigorifiques permettant de transporter de la viande congelée sur le front. L’industrie française n’est alors pas en mesure de fournir rails et matériel roulant et bientôt les méthodes américaines suscitent l’admiration. La presse se fait l’écho de cette modernité venue d’Outre-Atlantique. Après la guerre, la Middletown Car Company poursuit la construction de wagons. Les ateliers sont déplacés à Bongraine et Aytré où la production de matériel ferroviaire se poursuit un siècle après son démarrage, sous l’égide d’Alstom.
La population rochelaise et les Américains
La démobilisation des Sammies est décrétée en mars 1919, mais le départ officiel ne s’effectue qu’en juin de la même année. Auparavant, de 1917 à 1919, les Rochelais apprennent à vivre avec ces nouveaux venus. En règle générale les relations sont bonnes et l’accueil est chaleureux, même si l’on déplore parfois des incidents liés aux effets de l’alcool. Les Américains sont perçus comme des sauveurs. Cette image est souvent véhiculée par le cinéma.
À l’occasion des grandes fêtes américaines, Thanksgiving en novembre, le Memorial Day le 30 mai et l’Independance Day le 4 juillet, les jours sont fériés dans la ville. D’ailleurs, le 4 juillet devient un second jour de fête nationale en France. Durant ces réjouissances, les troupes américaines défilent sur le Mail, elles donnent des concerts de jazz, sonorité jusqu’alors inconnue des Rochelais. Non loin du Mail, au Trianon, les Sammies offrent des matchs de base-ball au public et multiplient les occasions de faire découvrir leur culture aux habitants.
Grâce à cette présence, des relations amoureuses se nouent entre des Rochelaises et des Sammies. Elles débouchent sur une centaine de mariages, suivis le plus souvent du départ de la Rochelaise vers le Nouveau continent.
- Vue de la nouvelle gare de La Rochelle. Les Américains y construisent des wagons qu’ils expédient ensuite au front. Le premier wagon est monté le 25 février 1918. (Dans L’armée américaine à la Rochelle et en Charente-Inférieure, par Jean-Claude Bonnin, Saint Cyr sur Loire : Éditions Alan Sutton, 2010.)
- Les Américains déchargent le matériel provenant des États-Unis. Ils reçoivent du matériel de transport, de l’essence, des viandes congelées. D’avril à décembre 1918, presque 600 000 tonnes de provisions et de matériels sont déchargés dans les ports de La Pallice pour le compte du corps expéditionnaire américain. (Dans L’armée américaine à la Rochelle et en Charente-Inférieure, par Jean-Claude Bonnin, Saint Cyr sur Loire : Éditions Alan Sutton, 2010.)
- Le hall de la nouvelle gare de la Rochelle sert de réfectoire aux Américains. Un groupe de musique divertit les soldats. Les Américains font régulièrement découvrir aux Rochelais de nouvelles sonorités musicales, comme le jazz.(Dans L’armée américaine à la Rochelle et en Charente-Inférieure, par Jean-Claude Bonnin, Saint Cyr sur Loire : Éditions Alan Sutton, 2010.)